Vers deux heures du matin, elle fut brutalement réveillée par des douleurs abdominales. Ca tempêtait à l’intérieur. Madame Zigue sentait des poings et des pieds se débattre. Ce petit bonhomme n’en pouvait plus de cette porte. Fort de ses 3k650, il bataillait pour sortir et madame Zigue sentit qu’elle allait bientôt céder. Vite elle réveilla son mari et ils gagnèrent l’hôpital qui possédait les clés de la porte et allait permettre l’ouverture sans fracas ni violence.
Pendant ce temps, Taomé dormait à poings fermés dans son petit lit et n’entendit même pas son grand-père arriver pour l’accueillir à son réveil.
Après que le médecin ait soulagé un peu la maman, la porte commença à s’ouvrir et sans difficultés, le petit bonhomme poussa l’ouverture au monde et sortit doucement avec un cri de victoire.
Quel petit bonhomme c’était : éveillé, avec de grands yeux noirs, des cheveux de jais, des poings vigoureux. Enfin il était né, enfin il découvrait le monde.
Attinou était très beau, à l’image de son frère qui sommeillait encore à cette heure et ne se doutait pas qu’il n’était désormais plus l’enfant unique des Zigue.
Après quelques jours à l’hôpital, la famille Zigue se retrouva unie à la maison. Taomé était énervé, plein d’entrain, toujours à vouloir taquiner ce petit frère qui dormait beaucoup à son goût et lui prenait un peu trop sa maman. Mais, il était quand même heureux de ne plus être tout seul.
Monsieur Zigue était fier d’avoir un deuxième garçon vigoureux et magnifique. Bref la famille Zigue était toujours une famille ordinaire mais encore plus heureuse.
Seulement, voilà, madame Zigue se sentait très fatiguée, de plus en plus fatiguée et bientôt le sommeil vint à la quitter. Le petit Attinou, costaud et vigoureux adorait le lait de sa maman et réclamait souvent, plusieurs fois par nuit. Et bientôt madame Zigue manqua de courage. Elle entendait Attinou pleurer et sentait ses forces décliner au fil des réveils. Elle ne parvenait plus à se rendormir et le lait commença à manquer. Moins elle dormait, plus elle était fatiguée et plus le bébé avait faim et pleurait.
Alors Madame Zigue se sentit bientôt aspirée par un tourbillon noir empli de tristesse et de chagrin. Elle se sentait vulnérable et incapable de nourrir son enfant et ce sentiment douloureux la rendait très malheureuse. Pourtant son petit Attinou était un garçon adorable. Il souriait à la vie, chaque jour un peu plus alors que sa maman pleurait en le regardant, se sentait la plus nulle des mamans.
Monsieur Zigue était préoccupé. Il voyait sa petite femme s’affaiblir et ne savait pas quoi faire. Taomé devint plus sage, responsable, soucieux de ne pas déranger sa maman fatiguée.
Monsieur Zigue commença par nourrir lui-même le bébé. Il acheta des biberons et chaque nuit il se levait, berçait l’enfant et lui donnait à boire, aussi bien que la maman l’aurait fait.
Pendant ce temps-là, sa petite femme dormait avec l’artifice des pilules que le docteur lui avait données. Et monsieur Zigue reprenait espoir. Bien vite, le petit Attinou s’apaisa également et les biberons de son papa le rassasièrent si vite qu’il ne se réveilla bientôt plus la nuit, permettant ainsi à son papa de se reposer un peu et de partir au travail plus sereinement.
Mais madame Zigue continuait à être triste, ne câlinait pas comme une maman sait le faire, son petit Attinou. Elle pleurait, se désolait de ne pas être à la hauteur pour ce petit bonhomme qui ne faisait pourtant que lui sourire chaque jour davantage. Alors monsieur Zigue persuada madame Zigue qu’il existait sûrement des moyens pour chasser sa tristesse et avec le docteur de la famille, madame Zigue, peu à peu, retrouva le sourire et l’amour pour son petit Attinou.
Et l’enfant poussa ensuite naturellement. Il devint fort, toujours gai et coquin et madame Zigue retrouva le plaisir d’être avec lui et de le câliner chaque jour davantage sans oublier Taomé. Bien sûr, il y eut encore quelques moments tristes mais madame Zigue se sentait plus forte pour les affronter. Elle ne pleurait presque plus et de nombreuses années se passèrent plutôt tranquillement, comme dans une famille ordinaire et plutôt heureuse.
Attinou grandissait vite, devint un beau garçon, sérieux à l’école. Mais lui aussi, quelquefois, se sentait triste mais ne possédait pas toujours les mots pour le dire et, pour exprimer sa tristesse, il pouvait donner des coups de pied à ses camarades, déchirer la tapisserie de sa chambre, dessiner sur les murs ou abîmer ses jouets.
Alors, le plus souvent, Monsieur Zigue se fâchait, lui donnait des fessées lorsqu’il ne savait plus comment s’y prendre. Et Attinou, toujours triste, se murait dans un silence impénétrable et douloureux pour tous.
Madame Zigue souffrait beaucoup de sa relation avec le petit Attinou qu’elle aimait tellement. Elle ne voulait pas le gronder, essayait de lui parler mais c’était difficile.
Le temps a passé, une fois de plus il y eut des moments heureux et des moments plus difficiles. Attinou devenait responsable, souvent agréable mais son manque de patience conduisait à des disputes envers sa maman ou son frère. Attinou s’énervait alors contre lui-même, se traitant de nul, de « bête », souhaitant mourir pour arrêter de souffrir et de faire souffrir. Et chaque fois que sa maman essayait de comprendre pourquoi il lui parlait mal ou s’en prenait à son frère, le petit Attinou se mettait à pleurer et ne pouvait jamais répondre. Il ne savait pas pourquoi il agissait comme cela.
Attinou savait bien que son papa, sa maman et son frère l’aimaient mais parfois il ne se sentait pas digne de cela et mettait tout en œuvre pour qu’on le déteste. Mais, à ce jeu là, il perdait tout le temps car sa famille tenait tellement à lui qu’elle oubliait toujours ses débordements. Madame Zigue cherchait à le mieux comprendre pour redonner de l’harmonie dans la famille, des rires et du bonheur. Alors elle réfléchit longtemps, longtemps, s’efforçant de se souvenir de ce qui, inconsciemment, avait pu amener le petit Attinou à être si malheureux parfois.
Peu à peu, doucement parce que cela était un peu douloureux pour elle, elle se tourna vers son passé, dix ans plus tôt et se revit face à son petit Attinou, en pleurs et presque absente. Elle reconnut, malgré elle, qu’elle l’avait délaissé, quelques semaines, s’était sentie si démunie, tellement incapable de s’occuper de son bébé que sans doute, avec son petit corps et sa petite âme, il avait vécu cela, sans l’avoir souhaité. Il avait souffert sans comprendre. Et voilà, que dix ans plus tard, en réponse à cette souffrance involontaire, il affirmait peut être enfin ce qu’il avait ressenti, ce qu’il avait traversé lui aussi. Car c’est vrai, à sa naissance, on s’était finalement beaucoup occupé de Madame Zigue et sans s’en apercevoir, Attinou était passé au second plan. Aujourd’hui il avait peut être le droit de passer au premier plan, en tout cas, de mettre en garde sa famille sur son existence et l’intérêt qu’il faudrait lui porter désormais. Il le valait bien !
Depuis quelques mois, Madame Zigue avait mal aux genoux. De violentes douleurs qui s’éternisaient et l’invalidaient, la rendaient de nouveau triste et une fois de plus, monsieur Zigue reportait toute son attention sur sa petite femme et sa petite femme ne s’intéressait plus qu’à ses genoux, à sa douleur.
Mais, voilà, cette fois-ci Attinou ne voulait plus passer au second plan. Il en voulait à sa maman d’être là avec lui mais de ne rien partager, d’être toujours fatiguée quand il avait envie de faire quelque chose avec elle, de manquer de patience quand il voulait lui réciter ses leçons, de ne plus venir le soir lui faire un bisou dans son lit. C’était lui désormais qui allait l’embrasser avant de se coucher. Les rôles s’inversaient et Attinou ne voulait pas de cela. Il avait encore besoin d’une maman pour jouer, pour pleurer et rire, pour s’occuper de lui. Non, il n’était pas suffisamment grand pour qu’on le laisse faire seul ses devoirs, pour qu’on le laisse jouer seul. Il avait encore envie du câlin du soir, du bisou du matin. Il avait grandement besoin d’une maman qui l’admire et l’encourage, d’une maman qui soit fière de lui. Mais pour avoir une maman comme ça, il fallait qu’elle le voie vraiment. Et pour se faire voir, il fallait exister et pour exister, Attinou la provoquait un peu, lui parlait mal parfois car là, il était sûr qu’elle allait réagir et le gronder et c’était peut être mieux que rien du tout. Mais bon, Attinou comprenait quand même qu’elle dépensait tellement d’énergie pour intervenir, qu’après elle n’en avait plus pour le câlin ou le jeu. Alors Attinou était triste et ne savait plus comment s’y prendre mais ne pouvait pas le dire car il ne savait trop ce qui se passait dans sa tête. En fait, il disait des choses qu’il ne pensait pas, parlait durement alors qu’au fond de lui–même il aimait sa maman à la folie.
Pourquoi il était si difficile de dire à sa maman qu’on l’aimait. Peut être justement parce que madame Zigue n’avait pas su le lui dire assez quand il était né. En fait, il n’avait pas appris et tout seul il ne pouvait plus. Aussi quand sa maman l’abandonnait à cause de ses genoux qui lui faisaient mal, il se sentait mis de côté une nouvelle fois et en colère. Mais les mots ne pouvaient pas sortir alors il s’énervait. Il ne pouvait pas le dire pour ne pas peiner sa maman, de peur de la perdre, de la faire souffrir davantage. Il l’aimait trop pour lui faire du mal et pourtant il lui faisait du mal. C’était sa façon de lui crier : « regarde-moi maman, je t’aime, j’existe, je suis là !
Attinou prit un petit carnet et appris alors à noter dessus des mots de sa colère, de son énervement pour mieux les faire passer et peu à peu sa colère devint moins forte, plus contenue et disparut.
Et puis madame Zigue ouvrit les yeux, mit ses nouvelles lunettes pour découvrir qu’Attinou était encore un enfant qu’il fallait choyer et aimer comme un enfant. Aussi elle prit l’habitude de l’écouter, de se rendre disponible pour lui un peu plus, de faire fi de sa douleur pour profiter au mieux de lui. Elle essaya de l’aider à mettre des mots sur sa colère et prit l’habitude de consulter le petit carnet. Elle lui raconta aussi l’histoire de sa naissance et de la tristesse qui l’envahit à cette période. Peu à peu Attinou se sentit libéré d’un poids, put mettre des mots sur sa souffrance. Il devint plus calme, ses paroles s’adoucirent et la colère diminua au fil des mois.
Aujourd’hui Attinou est un garçon sage, attentif et qui se sent aimé par toute sa famille. Bien sûr, quelquefois il se dispute avec son frère, tient tête à monsieur Zigue ou se fâche avec sa maman mais il sait désormais qu’il est aimé et a toujours été aimé même bébé, même quand sa maman pleurait.
Car elle avait peur de ne pas savoir l’aimer comme il fallait, elle avait juste peur de mal faire mais toujours, oui toujours, dès qu’il s’est mis à sautiller dans son ventre, elle l’a aimé passionnément, durablement, tout le temps.
Attinou a compris que même quand maman est fatiguée, blessée dans son âme ou dans son corps, son amour pour lui est intact et qu’elle restera toujours sa maman. Qu’il n’a plus besoin d’être en colère pour exister à ses yeux.
Maintenant madame Zigue, avec ses nouvelles lunettes, le voit clairement et se sent fière de ses enfants. Car c’est certain, elle voit aussi distinctement Taomé et a assez d’amour pour toute sa petite famille. Même quand elle est fatiguée, même quand ses lunettes sont sales ou embuées de chagrin, elle voit toute la famille avec des yeux d’amour.
Et ça, c’est drôlement chouette !
Cécile PELLERIN