Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -

Au dancing de la Ruche

Johnny, comme chaque samedi, est accoudé au bar du dancing de la Ruche. Huit bières dans l’estomac, il pense à Cyndi, la blonde pulpeuse, se passe la main dans les cheveux et lâche un rot sonore.
A ce moment précis, une grosse mouche noire, attirée par l’haleine fétide et les traces de houblon accrochées aux poils drus d’une barbe de plusieurs jours, ne résiste pas et fonce sans détour dans la bouche qui s’ouvre ainsi à elle. Surpris, Johnny reste coi. La mouche s’enfonce alors avec facilité dans le gosier imbibé, s’appuie au passage sur une corde vocale, virevolte avant de se poser au creux d’un estomac moelleux mais encombré. Johnny sent des ailes lui chatouiller le ventre, se gratte et s’esclaffe. Etrangement, sa voix, d’ordinaire virile, a changé de ton ; s’est  honteusement féminisée. Son pouvoir de séduction bat de l’aile. Il ne parlera pas ce soir à Cyndi. Dépité, il avale une pilule euphorisante.
Pendant ce temps, la mouche s’installe, s’approprie ce nouveau nid. Elle tapisse la paroi de l’abdomen de petits points noirs, se régale de viande avariée, aspire avec délectation le jus de ketchup, se baigne dans la graisse et s’accommode même d’aliments non identifiés. Elle s’enduit le corps de gel coiffant, lisse ses ailes diaphanes avec un brin de thym, colore ses yeux d’une pincée de poudre de  faux safran et revêt une cuticule, jaune nicotine. Elle resplendit tandis que Johnny se morfond là-haut. Ainsi parée, elle attire bientôt à elle de nouveaux hôtes. Les pellicules sont nombreuses à se pâmer. Si quelques mites teigneuses se montrent plus réticentes, la colonie d’acariens lui réserve une ovation. Bientôt l’espace ventru s’anime et  s’imprègne d’un nouveau parfum de synthèse. La fête peut commencer.
Johnny sent soudain son ventre bouillonner et s’agiter avec fulgurance. Il se lève alors, tente de contenir ce désordre émotif. Il titube, se ressaisit et effectue deux ou trois balancements de hanche. La musique semble vouloir accompagner ses mouvements. Il exulte sans une seule régurgitation, garde le rythme, comme par enchantement. La fine mouche du dancing est peut être muette ce soir mais tient là son moment de gloire !
Au fond de lui, la mouche bourdonne de plaisir, s’adapte au tangage. Abreuvée de sucs gastriques, elle est maintenant ivre et manque de s’évanouir. De l’air vite !
Johnny est en transe, collé-serré contre Cyndi. Il ne dit toujours rien mais son corps suinte de désir, son cœur s’emballe. Il est au bord de l’apoplexie, prêt à tomber comme une mouche. Du fond de ses entrailles, il cherche une inspiration puissante, expire bruyamment par le nez pour ne pas trop incommoder Cyndi de son souffle râpeux. Voilà il respire mieux, abaisse la tête au plus près de seins généreux et fantasme sans retenue. Il se sent libéré, prêt à butiner.
La mouche profite de cette respiration abdominale pour remonter le canal et atteindre la sortie, malheureusement engorgée. Une barrière de pointes incisives bloque l’issue. Elle se hisse alors plus haut jusqu’au conduit nasal, et portée par un écoulement muqueux assez épais, glisse sur la pente enneigée et achève sa descente, en douceur, dans une poudreuse collante et épaisse. Elle se sent libérée, elle-aussi, prête à butiner.
Cyndi ressent  maintenant des picotements désagréables en son sein. Serait-ce le fond de teint et les gouttes de sueur mêlées qui la démangent autant ? Elle ne se retient plus. Emoustillée par la danse et emportée par la fièvre du samedi soir, elle dégrafe alors outrageusement son corsage sous le regard médusé de Johnny. Il y a là, coincée dans l’armature du soutien-gorge, une grosse mouche noire.
Bouche bée, Johnny demeure. Le timbre adouci de sa voix résonne enfin, tel un Bee*Gees, magnifique et ensorcelant.Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut Cyndi qui chancela et la mouche qui s’attacha. Sur la joue de Johnny, l’une se déposa, puis un baiser l’autre ajouta. Essaim d’amour au dancing de la Ruche, ce samedi soir.
*Bee = abeille


Cécile PELLERIN







17 février 2012