Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -

Bibliographie
2010 - Entre ciel et terre (Gallimard, Folio)2011 - La tristesse des anges (Gallimard, Folio)2013 - Le cœur de l'homme (Gallimard, Folio)2015 - D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds (Gallimard)
Toutes les traductions sont d'Eric Boury.


CP. La musique (classique et contemporaine) est présente dans votre roman. Est-elle une source d’inspiration importante ? Qu’aimez-vous écouter en particulier ?JKS. Dans ce livre je parle des années 80 et je décris le moment où personnellement,  je m’éveillais à la vie, à la conscience. Et pour moi, le rock, à cette époque de ma vie, était extrêmement important. Un jour un ami m’a dit  que l’on pouvait diviser le XXème siècle  en deux catégories. Non pas avant et  après la guerre mais avant et après les Beatles.   Il existait une génération devenue trop vieille pour comprendre  les Beatles et  cette génération-là n’arriverait jamais à comprendre la jeune génération qui elle, comprenait les Beatles.  les Beatles, la musique devenait tout à coup indissociable de ma propre vie. Ainsi ; lorsque  tu entends une chanson des Beatles que tu entendais dans ta jeunesse, cela remet immédiatement en route la machine à souvenirs. Les chansons ne sont plus uniquement des chansons ; elles sont  devenues elles-mêmes des souvenirs. Voilà pourquoi, J’étais incapable d’écrire sur cette période sans intégrer cette musique dans mon histoire.
CP. Votre prochain roman à paraître en France ?JKS.  Mon prochain romain à paraître en France est la suite de “d’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds”. Il s’appellera en français, “A la mesure de l’éternité” et sortira en 2017 chez Gallimard.

Cécile Pellerin

CP. Dans vos romans, les personnages boivent beaucoup. Les Islandais aussi ? Est-ce un problème de société en Islande ?JKS. En 1918, en Islande, l’alcool fut prohibé jusqu’en 1936. A cette date, les Espagnols nous achetaient beaucoup de morue séchée et ont menacé de ne plus acheter de poisson si les Islandais n’achetaient pas leur vin. Pour ne pas perdre cette activité commerciale très importante à l’époque, les autorités islandaises ont levé cette interdiction totale de vente d’alcool. Sauf qu’ils ont oublié d’autoriser la bière. Jusqu’en 1989, il était impossible d’acheter de la bière en Islande. Quand j’étais jeune, je pensais qu’il était moins dangereux de boire de la vodka  plutôt que de la bière.  Et boire du vin rouge à table signifiait être alcoolique. On pensait d’ailleurs que tous les Français étaient alcooliques. En 1918, l’alcool était devenu un problème de société important. Depuis 40 ans, on est plus conscient des dangers de l’alcool ; en matière de santé publique, de prévention, beaucoup a été fait. Et comme en Suède ou en Norvège, c’est encore un monopole d’Etat.

CP. Lorsque l’on vous lit, on imagine un écrivain mélancolique et assez solitaire, détaché de l’effervescence et de l’agitation du monde ? Est-ce avéré ou pas du tout ?JKS. En fait je spécule assez peu sur ma propre personne. Cela ne m’intéresse pas vraiment. C’est une très bonne chose pour un créateur (un écrivain) d’être à la fois plongé au milieu du monde et à l’extérieur pour mieux le percevoir. C’est très bien pour n’importe quel  écrivain de naître sur la lune, d’y passer son enfance et sa jeunesse. Dans ces conditions-là, vous avez une vision tout à fait différente du monde réel. Souvent j’ai cette impression d’être né sur la lune. SI je disparais un jour vous saurez me trouver. En fait, comme les Pink Floyd, je suis  sur la face cachée de la lune (The Dark Side of The Moon).
CP. Votre écriture est très poétique, exotique même pour un lecteur français. Serions-nous des lecteurs privilégiés ?JKS. De même, quand certains Islandais lisent Modiano, ils ont une folle envie d’aller à paris. Ils lisent Modiano d’une manière complètement différente des Français. Mais dans chaque phrase, il peut y avoir du très particulier comme du très général. D’où l’importance de lire la littérature du monde.De ce fait, les traductions sont importantes. J’ajouterais même, il n’y a rien de plus important que les traducteurs. Ils devraient être citoyens d’honneur dans tous les pays.
CP. Dans vos romans, on est saisi par l’empreinte légendaire, mythique comme si la littérature contemporaine islandaise, plus que d’autres littératures, était indissociable des sagas ou récits anciens. Qu’en pensez-vous ?JKS. Ca dépend des auteurs. Vraiment. Des écrivains de ma génération ou de jeunes auteurs n’ont pas forcément lu les sagas islandaises sauf celles des programmes scolaires. Mais on peut très bien être sous l’influence de choses qu’on n’a jamais lues parce que les influences passent par toutes sortes de canaux. En ce qui me concerne, j’ai lu les sagas mais cela remonte à plus de trente ans. J’en lis peu aujourd’hui mais elles restent notre grand héritage. Elles circulent dans nos veines. Au siècle dernier, elles ont eu de l’influence sur des écrivains du monde (je pense à Borges Hemingway, Hamsun..) et maintenant ces écrivains influencent les auteurs islandais. Pas qu’islandais d’ailleurs. Quand on parle d’influences, sans le savoir, on est dans un labyrinthe. On est confronté à plusieurs influences convergentes qui créent une symphonie qu’on appelle littérature.
CP. Pourriez-vous situer vos histoires ailleurs qu’en Islande ? Pourriez-vous vivre ailleurs ?JKS. Vivre ailleurs pendant deux ou trois ans, pourquoi pas ? Cela ne me déplairait pas. Pour des îliens (en tout cas ceux qui vivent  sur des îles où il y a très peu de gens), il est important d’aller voir ailleurs. Parfois en tant qu’Islandais on ressent une sensation d’étouffement. Je pourrais vivre un moment à l’étranger mais l’Islande continuerait à m’attirer, à m’appeler. Quant à savoir si je pourrais écrire sur autre chose que l’Islande, je ne me pose pas la question. C’est ainsi. Personnellement, cela n’a pas d’importance pour moi. Ecrire, c’est un voyage en soi. Souvent je n’ai pas idée où je vais atterrir avec mon roman.
CP. Avez-vous exercé d’autres métiers ?JKS. Oui. J’ai exercé beaucoup de métiers physiques. J’ai été maçon, ouvrier dans lespêcheries, homme de ménage, etc. J’ai aussi été employé dans une bibliothèque, enseignant, J’ai écrit des émissions radiophoniques pour la radio nationale. Disons, que c’est assez islandais d’exercer plusieurs métiers même si cela change aujourd’hui. Les gens de ma génération non issus de la capitale exerçaient beaucoup de petits boulots et ceux qui étaient de Reykjavik, par contre,  allaient au lycée et ensuite  à l’université. Maintenant seuls les étrangers (les Polonais) travaillent dans le poisson en Islande.

La lectrice en compagnie de Jón Kalman Stefánsson et Eric Boury

CP. Votre dernier roman, "D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds" (comme les précédents) EST l’Islande. On y sent le souffle du vent, le tumulte de la mer, l’humidité et le froid ; on aperçoit les paysages désolés, la lumière sombre, etc. Comment faites-vous pour écrire de manière aussi sensitive  et susciter d’emblée le désir de voyage ?JKS. Quand on écrit, on écrit à la fois pour personne et pour tout le monde. Evidemment, je suis Islandais et tout ce qui me constitue vient de là-bas. Quand on écrit, on se confronte, d’une manière ou d’une autre à l’histoire de l’Islande et à ce qu’est Etre Islandais, c’est-à-dire à l’identité islandaise. En même temps, lorsqu’on écrit, on a l’impression d’apostropher aussi peut-être une espèce d’âme du monde ou même de l’univers, carrément. On essaie de découvrir ce qu’est Etre un être humain, c’est-à-dire tout ce qu’implique Exister. J’espère réussir à faire comprendre au lecteur la responsabilité qu’implique le fait d’existerLe pire de tout c’est de ne pas prendre de position, de rester neutre. Dante le décrit très bien dans la Divine Comédie. Devant la porte de l’Enfer se trouvent ceux qui sont exclus du Paradis et non admis en enfer non plus. Ce sont ceux qui n’ont jamais pris de position claire dans la vie. J’essaie de m’arranger pour que le lecteur comprenne qu’il n’est pas souhaitable qu’il arrive à cette porte de l’Enfer.  Mais je crois ne pas avoir répondu à la question posée.
CP. Le lecteur oscille en permanence entre rêverie et poésie alors que votre histoire est, au final, très réaliste. L’ordinaire devient beau à travers votre écriture, empreint de mystère. Est-ce inhérent aux paysages de l’île ?JKS. Il y a des merveilles dans le quotidien et l’ordinaire. Comme on est confronté constamment à l’ordinaire et au quotidien, on s’y habitue complètement et cet ordinaire-là,  a le pouvoir de nous anesthésier. Mais  en même temps, quand quelque chose ou quelqu’un disparaît, ce qui nous manque le plus, ce pour quoi on éprouve le plus de regrets, c’est justement cette banalité du quotidien. C’est à ce moment-là que l’on découvre à quel point ce quotidien est important. On a besoin de perdre ce quotidien, cet ordinaire pour se rendre compte de son importance. C’est cette espèce de douleur qui habite l’homme et l’écriture. En revanche, la manière poétique dont j’écris… hum, pour être honnête, je ne sais pas écrire autrement. J’écris le monde comme je le perçois. Comme je le vois Tout simplement.
CP. Les montagnes et  surtout la mer semblent régner sur le destin de vos personnages. Sur les Islandais aussi, aujourd’hui encore ?JKS. Oui et non. La mer et les montagnes ne règnent plus sur le destin des hommes de la même manière et avec la même intensité. En fait, on peut dire que le XXème siècle en Islande n’a commencé que dans les années 1940, quand les Anglais sont arrivés. Jusqu’à cette époque, les conditions extérieures (comme le climat) avaient beaucoup plus de retentissement  et d’influence sur la vie des gens. Le présent implique qu’on utilise toutes sortes d’appareils et de technologies qui font écran entre l’être humain et le monde. L’époque contemporaine se caractérise par un confort et cela crée une distance entre l’homme et la nature. Je trouve cela assez dangereux. L’être humain est partie intégrante de la nature et au fil du temps, avec le développement de ces technologies, il se convainc qu’il n’est plus inhérent à la nature mais qu’il doit au contraire la maîtriser. L’humanité s’enseigne à elle-même ce que les Grecs appelaient l’Hybris et si on a lu les tragédies grecques, on sait que généralement tout se termine plutôt mal. Cette déconnexion par rapport à la nature est peut-être ce qui arrive de plus grave et de plus sérieux à l’humanité. On a l’impression de détenir le pouvoir des dieux alors que nous restons des “dieux” extrêmement imparfaits. Malheureusement, actuellement, on récolte les conséquences de cette déconnexion entre l’homme et la nature. Sans doute la littérature et les Arts peuvent nous aider à réduire un peu cet espace, à rétablir une connexion avec la nature.


Rencontre avec Jón Kalman Stefánsson
Saint-Malo, le 16 mai 2016

Jón Kalman Stefánsson est l’un des grands écrivains islandais contemporains. Son écriture, intensément poétique,  éblouit le lecteur qui la découvre pour la première fois et  il n’a de cesse, ensuite, de la rechercher et lorsqu’il s’y replonge, roman après roman, c’est avec le même bonheur et le même bouleversement.
Rarement une œuvre n’a aussi bien fusionné avec les mots qui la délivrent. Et le travail remarquable de son traducteur Eric Boury (qui vient juste d'être récompensé par le grand prix SGDL de la traduction) est intimement lié à cet enchantement littéraire.