Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -
Douleur
Voici une femme en parfaite santé, pas encore vieille, jamais malade. Le dimanche 03 avril 2011, elle court 10 km en 48 mn. Tout va pour elle. Elle a 43 ans. Elle est une femme heureuse, à ce moment précis. Et puis d’un seul coup, sans trop prévenir, la blessure. Notre femme laisse échapper un petit soupir, renonce à courir quelques jours, ignore encore que sa vie va se retourner. La blessure ne veut pas guérir, se répand même dans tout son corps. Une douleur s’installe, longue et pénétrante, si envahissante qu’il n’y a pas de place pour la réflexion, aucune possibilité pour l’intelligence de se trouver un mot de consolation. Elle est seule désormais face à sa souffrance, enrage de ne plus pouvoir courir, de ne plus pouvoir vivre comme cela a été. Elle lutte contre elle-même. En vain. Se laisse alors submerger puis engloutir par le désespoir.
Aujourd’hui, elle a 45 ans. Vit toujours à la campagne. Elle est assise dans un petit fauteuil qu’elle a déplacé tout près de la cheminée. Sa vie a changé, s’est effectivement retournée. Les flammes sont vives et la réchauffent. Cette femme, pas encore trop vieille, rarement malade, ne court plus. On ne peut pas dire que tout va pour elle mais des choses vont, c’est l’essentiel. Elle colle son dos au plus près du feu. Sa douleur l’accompagne mais elle ne la combat plus, s’en accommode, prend soin d’elle, lorsque le corps réclame. Elle s’étire, assouplit ses muscles, les masse, les réchauffe en douceur. Ils sont la preuve qu’elle est en vie. C’est important de se le rappeler et d’avancer même lorsque le doute s’installe et fait encore mal. La chaleur atténue partiellement ses contractures. Elle est mieux maintenant.
Face au miroir du salon, elle guette les rides, les poches sous les yeux, les cheveux blancs, conserve les mêmes préoccupations qu’une femme de son âge mais n’agit pas ou peu, laisse le temps faire son œuvre. Elle n’a pas peur de vieillir, juste peur de trop souffrir. A présent, elle a chaud et le crépitement du bois l’apaise. Elle paraît résignée. Dans une semi-léthargie, cette femme s’étudie avec calme. Son âge lui a apporté la tranquillité : au travail, les jeunes adolescents qu’elle forme la respectent davantage ; dans la rue, elle ne se sent plus observée. Aussi, elle sourit plus volontiers. En fait, d’un point de vue extérieur, si elle se regarde objectivement, elle ne se sent pas si mal. Sauf peut-être les quelques kilos pris depuis qu’elle ne court plus, qui lui rappellent combien ce sport manque toujours à sa vie, à son équilibre, à sa beauté.
Pourtant, si cette femme s’examine d’un peu plus près, sans aucune concession et en l’absence de toute délicatesse, elle admettra sans détours que la honte l’enferme dans une grande solitude. Elle a terriblement honte de cette douleur sans lésion, inexplicable, dont elle peut difficilement parler. Ce n’est pas une douleur respectable, elle n’a pas de nom, donc elle n’est pas légitime. Elle ne peut dire aux autres qu’elle souffre tantôt du dos, puis du genou, de la cheville, que cela dépend des jours, qu’elle n’a pas de prise sur sa douleur, que les médicaments n’agissent pas. En somme qu’elle souffre sans raison apparente, sans preuve tangible de blessure. On la croirait vite folle. Aussi, elle ne dit pas. Sa douleur invisible n’est pas une douleur réelle, ou alors « c’est dans la tête », pensent les gens. Elle préfère se taire et tenter d’oublier qu’elle a mal, s’interdit même les séances de kinésithérapie. Elle a honte de sa douleur, qui, par sa permanence, a perdu toute sa valeur et toute compassion.
Sa honte ne la prédispose pas au courage. Certes, elle ne se plaint plus depuis qu’elle a mal au quotidien. Elle sait qu’elle ne serait pas crédible à gémir tous les jours. Alors elle parle à sa douleur, la questionne sans cesse, cherche des pistes pour la comprendre et lui donner un sens, mais ne sort pas de la complainte intérieure, n’entend pas le message qu’elle lui délivre en retour. Ce parti pris est lâche, finalement car elle est incapable d’affronter le regard des autres ni celui qu’elle pourrait poser sur sa propre souffrance. C’est une forme de déni, d’abandon. En fait, elle est juste faible, a déjà perdu tous les combats. La douleur l’a bien vaincue. Elle fuit même les rendez-vous au centre antidouleur, incapable d’affronter la vérité du diagnostic.
Il n’est pas surprenant alors que cette femme ait souvent peur. Une peur incommensurable, irraisonnée que les sanglots ont bien du mal à apaiser. Elle oublie, c’est assez dommage, qu’elle n’est pas immortelle et se crée des angoisses inconsidérées, laisse le champ libre à la douleur qui en profite pour s’épanouir, telle une ingrate. Sa peur la jette dans le désespoir le temps d’une heure, d’une journée ; parfois plus. Dans l’immédiat, elle est incapable d’apprendre à la dompter et à la laisse filer sans se détruire. Sa confiance personnelle est si altérée, tellement rongée par le doute et la honte qu’elle est condamnée à avoir peur. Peur, une nouvelle fois, de se laisser submerger par la douleur, peur de flancher puis de sombrer dans la folie. La douleur pourrait la tuer à force de durer.A ce point désarmée et peu confiante, cette femme n’est plus attirante. Sa fragilité dérange et donne à fuir. Son visage, aux traits tirés et éprouvés n’exprime pas de sympathie et son corps, alourdi par la fonte des muscles et la prise de médicaments n’a plus rien d’avenant, de sensuel. Elle a cessé d’être désirable. D’ailleurs, elle-même a perdu tout désir de l’autre. Exclusive à sa douleur. A quel espoir peut-elle se raccrocher ? Son cerveau dysfonctionne, ses terminaisons nerveuses s’affolent. Il n’y a pas si longtemps, on proposait une lobotomie à ce genre de patients. Aujourd’hui, on met à sa disposition des médicaments destinés seulement au détachement de la douleur. Le mot « guérison » a été rayé de sa vie. Celui de « névrosée » sort de l’ombre.
C’est donc une femme honteuse et lâche, pétrifiée de peur et d’angoisse, anéantie par le désespoir et sans charme qui cherche à travers l’écriture, les mots qui calmeront sa douleur. Elle tâtonne, s’accroche au texte, lutte et progresse, est parfois satisfaite, parfois contrariée, n’abandonne pas, reste en mouvement. L’écriture la soulage, lui fait lâcher prise, prend la place de la course à pied et peut la rendre fière. Il y a désormais un peu de place pour la réflexion, une possibilité pour l’intelligence de se trouver un mot de consolation.
La transformation est-elle en œuvre ? Cette femme peut-elle redevenir libre ?
Cécile PELLERIN
Mai 2013