Cécile, ma fille (titre 11)
A cette époque, mon père venait de faire l’acquisition d'une platine tourne-disque Philips et de quelques disques, dont un 33 tours de Claude Nougaro, « le cinéma » (avec Michel Legrand et son ensemble), qu’il écouterait sans relâche presque chaque week-end, pendant des mois. La pochette n’a jamais disparu de mon esprit et des quatorze titres qui composaient l’album, je connais presque toutes les chansons, notamment celles de la face A qui avaient sa préférence, et surtout la bien nommée « Cécile, ma fille » dont il disait qu’elle avait été composée pour lui et moi. « Elle voulait un enfant, moi je n’en voulais pas… » me fredonnera-t-il pendant longtemps.
L’église (titre 12)
Presque à l’angle gauche de la photographie s’élèvent un pan de toiture et le haut du clocher de l’église de l’enclos paroissial de Commana, dans les Monts d’Arrhée.
Premiers souvenirs de vacances. Sur les quatre semaines de congés payés, mon père en réservait deux l’été. Je revois encore notre Renault 12 blanche, le coffre chargé de valises, sur le parking en bas de notre immeuble HLM rennais. Mon père empruntait les routes nationales désormais limitées à 90km/h (choc pétrolier oblige) pour rejoindre le Finistère nord. C’était presque le bout du monde pour moi. Hors la France, rien n’avait d’existence encore, ni l’Europe agrandie à neuf, ni la guerre du Viêtnam qui s’achevait. Quatre enfants à l’arrière et ma mère, toute occupée à se retourner sans cesse pour veiller sur nous. Fluidité des mouvements, la ceinture de sécurité à l’avant n’était pas encore obligatoire.
La chanson (titre 4)
Il fallait presque quatre heures pour rejoindre notre gîte rural à Kerlouan, en bord de mer, loué à une famille de marin-pêcheurs. Une maison au confort assez rudimentaire, sans douche et avec des toilettes dans le jardin. Mais sur le meuble principal de la cuisine trônait un gros poste de radio marron « Radiola » près duquel nous nous regroupions avec mes sœurs pour écouter « le Super Club » et entonner à tour de rôle, Claude François, Sheila ou Dave pendant que mon père feuilletait le Télégramme et que ma mère nous préparait du riz au lait. « La chanson, celle qui entre par une oreille, trouve l’autre fermée et ressort par la bouche, la chanson… »
Ma fleur (titre 14)
Le monument est en arrière-plan. La prise de vue est profonde, en plongée. Le ciel est bleu, parsemé de quelques nuages blancs. Presque identique à l’image du guide vert tout neuf que notre père avait fièrement sorti de la boite à gants. Désormais on voyageait « intelligemment ». Au loin, à l’opposé du bâtiment on ne peut déterminer si ce sont des nuages ou des collines grises qui dessinent l’horizon mais la mer n’est sûrement pas très loin et ce jour-là, j’ai regretté les châteaux de sable avec mon frère, aux côtés de notre mère, assise sur un petit pliant, la dernière sélection de France Loisirs, entre les mains : « la vie devant soi » d’Emile Ajar. Elle semblait si lointaine à ce moment-là, emportée par sa lecture mais si belle. « Je n’ai qu’une fleur dans mon jardin. Elle est plus rare qu’une fleur de serre. »
Au premier plan, dans un flou artistique accidentel, de hautes herbes vertes dont certaines un peu jaunies par le manque d’eau à cette saison et le vent quasi permanent, se balancent dans la même direction. Un reflet lumineux les traverse. Figé par l’instant de la prise de vue, il se transforme en un voile blanchâtre presque aveuglant à travers lequel, j’imagine encore ma mère, resserrant sa capuche en plastique sur la tête pour tenter de sauver sa mise en plis du matin et minauder à la Sylvie Pelayo « je vous demande pardon. Je suis encore toute décoiffée », avant de regagner la voiture, en contrebas.
« Bardot pour partir en vacances, ma vedette c’est toujours toi. »
Une petite fille (titre 2)
Au second plan, à droite de l’image, le corps assez frêle d’un enfant, de profil gauche, debout parmi les herbes. La mise au point est faite sur lui, d’assez près. On ne voit pas ses jambes ni ses espadrilles bleu marine. Les herbes lui arrivent jusqu’aux hanches. On ne sait pas alors si l’enfant porte une robe ou un pantalon. C’est une petite fille mais ses cheveux courts pourraient faire hésiter. Elle a 5 ou 6 ans, ne se soucie pas encore de savoir qu’elle sera désormais « majeure et vaccinée » à 18 ans. Elle est vêtue d’un ciré bleu marine en vinyle sans capuche mais avec un petit col bateau. La fermeture éclair blanche en plastique est presque entièrement remontée. La chaleur n’est pas vive ; il doit même faire un peu frais, « frisquet pour la période ». Son bras gauche est le long de son corps, sa main est aussi masquée par les herbes folles. Elle ne se tient pas complètement droite, légèrement penchée vers l’avant, comme si son dos se balançait au rythme du vent. « D’un cha cha j’vous régale ». D’ailleurs, le ciré, au niveau du dos, forme un repli, tel une petite poche d’air. Sa tête est légèrement penchée. Une peau laiteuse et douce, pas vraiment bronzée en ce mois d’été. La fillette a les cheveux très bruns. Une petite frange masque son front mais laisse apercevoir des sourcils épais et foncés. Froncés aussi. « Une brune aux yeux de braise. » L’oreille gauche est dégagée et une fine mèche de cheveu descend sur sa joue. Quelques cheveux sont hérissés sur le dessus de sa tête et confirment la présence du vent. « Un souffle sur tes cils. » Sa mine est renfrognée, elle ne sourit pas. On distingue une forme de moue, les lèvres sont bien fermées, assez fines et le regard vague est très noir. « Il y a de l’orage dans l’air. » Elle a l’air triste. « Une petite fille en pleurs ». On peut le supposer car son bras droit est relevé et ses doigts repliés semblent frotter l’œil de ce même côté. Peut être une larme qu’elle essuie « sur son mouchoir trempé de pleurs » ou alors une poussière gênante. Le petit poing est fermé et accentue la dureté du visage de l’enfant. Visiblement, elle ignore le photographe. « J’ai d’la flotte plein les yeux. »
Le cinéma (titre 1)
L’image n’est pas de bonne qualité. C’est une diapositive à l’origine dont on a tiré un cliché 10x15 aux couleurs mates, assez fades. Des bords blancs délimitent la photographie et rappellent la ouate nuageuse, le faîtage du toit et la lumière parmi les herbes. Comme un tout assez harmonieux, finalement. L’absence de couleurs vives et rayonnantes donne à l’image une teinte mélancolique et la tristesse du regard de la fillette, son teint assez blême accentuent cela tout en révélant une certaine douceur, liée à l’enfance. Des couleurs délavées, embuées presque comme celles que l’on perçoit à travers un chagrin ou sur les anciens clichés polaroïd de ma sœur Béatrice. « Voilà comment mon film commence. »
La DS de mon oncle a été vue dans le film « Les Valseuses » mais on dirait que cela le gêne. Trop « olé, olé » rougit ma tante. Mes parents, eux, ne vont jamais au cinéma, se contentent de la télévision. A nous « L’autobus à impériale », « Poly à Venise » et les « ça, c’est vrai ça » de la mère Denis. A eux, « le pain noir » et « le grand échiquier », le putsch au Chili et la guerre du Kippour.
Ouh ! (titre 8)
La photo est protégée par un cadre en pin brut et bon marché, acheté chez Ikea. Le système d’accroche est cassé aussi le cadre tient-il posé contre l’une des deux colonnes du buffet vaisselier, de style Louis-Philippe, hérité de la grand-mère de François. Celui-là même où, quelques quarante années plus tôt, avait été placé avec orgueil, un téléphone à cadran Socotel gris souris, censé rompre l’isolement de la jeune veuve. Illusion amère.
A présent le meuble est près de la porte d’entrée qui fait face au salon. La photo trône sur l’étagère située entre les deux corps du buffet, à côté de la corbeille à fruits emplie cette fois de noix et de pommes vertes et d’un citron bientôt séché sans doute oublié-là depuis plusieurs semaines. Elle est posée devant une rangée de livres pas encore lus et de deux dictionnaires qui menacent de glisser si le meuble bouge. « Adieu Victor Hugo, Ronsard et toi Alfred. Adieu cher Baudelaire ». Equilibre précaire qui me rappelle la tête de lit de la chambre de mes parents, bancale dès que ma mère ôtait un ouvrage de sa collection de « luxe » favorite : l’œuvre complète de Pearl Buck consacrée à la Chine. « Dans le lit de mes livres ». A son décès d’ailleurs, ma mère découpa l’entrefilet du journal et le glissa dans « Vent d’est, vent d’ouest », le titre qu’elle préférait.
Le paradis (titre 5)
Sur ce meuble, on aperçoit aussi une plante commune dont j’ai oublié le nom, trace d’un ancien cadeau de fête des mères, dont certaines feuilles bicolores lèchent le cadre de l’image. Adossé à l’autre colonne, dans une parfaite symétrie, répond un cadre identique. Cette fois, un paysage de montagne au soleil couchant. Avec mon fils aîné, je pose, souriante et bronzée. La lumière est très belle. « Ô Eve, Eve, mon petit, te souviens-tu du Paradis ? »
Cécile PELLERIN