Dans la torpeur de l’été, un hameau silencieux traversé par un unique et vague chemin de terre et de cailloux. De ces petits cailloux fins qui cinglent les mollets lorsque le facteur effectue son demi-tour nerveux ; lequel, d’un nuage de poussière, fait disparaître la voie sans issue. Une vieille femme, debout sur son perron, observe les collines découpées. Il y a des grilles aux fenêtres de sa maison et une glycine à longues grappes au-dessus. Célestine est vêtue de noir, de vêtements empilés les uns sur les autres. Sur sa robe, un tablier tâché, décousu par endroits, usé par le temps et les mains qui l’entortillent, le pressent et s’y collent d’un revers. Un corps informe dont on ne devine pas la taille. Un fichu sur la tête libère quelques mèches grises et sans éclat, filandreuses. Trois poils drus et sombres au menton, un visage ridé, jauni par le temps, témoignent d’une vie laborieuse, sans coquetterie, empreinte de chagrins étouffés. Mais les rayons du soleil, déjà vifs, réfléchissent une fine lueur de joie dans son regard pétillant.
Comme tous les jours, elle emprunte le chemin poussiéreux pour se rendre à son jardin, situé à l’opposé de la maison. Elle a pris soin d’emporter avec elle un couteau Opinel pour cueillir quelques épis de lavande. Elle l’a glissé dans sa poche et a déposé sur son dos voûté une bêche rouillée. Elle sourit plus ouvertement maintenant, et poursuit le chemin jusqu’au jardin. Le portillon qui le préserve clos, grince comme un gémissement douloureux. Elle prend soin de le refermer derrière elle d’un simple fil de fer entortillé autour d’un pieu en bois. Personne d’autre n’y pénètre jamais.
Deux roses trémières, légèrement inclinées, semblent vouloir l’accueillir. Des Belles de nuit, des Campanules et autres vivaces colorées s’agitent avec frivolité. Plus sérieux, des Bégonias rouges et des Dahlias jaunes retiennent cette effervescence sauvage, prêts à contenir tout débordement éventuel. Parsemés, ça et là, des chardons bleus et quelques rosiers donnent de leur piquant en cas de menace extérieure. Le Chèvrefeuille grimpe le long du mur en pierres et mêle ses senteurs enivrantes avec celles de la Clématite rouge. Les framboisiers bien garnis laissent échapper une nuée de passereaux virtuoses. Un jardin étourdissant, à l’image d’une jeunesse fougueuse et libre, d’un fils parti trop tôt.
Célestine gagne le fond du jardin maintenant, il y règne une ambiance plus contenue. Des pieds de tomates en file indienne dont pas un ne sort du rang, tous attachés à de sombres tuteurs, des bouquets de lavande maintenus par le mur en pierres et du thym et du romarin, qu’elle cultive à des fins pratiques, auxquels s’ajoutent de la sauge et de la verveine. Elle est venue bêcher au pied des bleuets qu’elle entretient aussi pour leurs vertus médicinales.
D’un geste mécanique et professionnel, elle abaisse l’outil et commence à fendre la terre. Chaque coup de bêche la rapproche un peu plus de l’enfant disparu. L’effort la contente, profite à sa vie. Bientôt fatiguée mais satisfaite, elle essuie d’un revers de la main son front moite, pose son outil et doucement, s’adosse un moment au mur. Elle plonge sa main dans une vaste et profonde poche sous son tablier et sort une boîte « Suc des Vosges » ronde et métallique, ternie par la rouille, la graisse et la suie. Elle tourne le couvercle délicatement. Ses doigts sont flétris, ses ongles noircis par la terre paysanne et la crasse. On entend les cristaux de sucre ralentir l’ouverture de la boîte et ranimer d’anciens souvenirs délicieux. Elle choisit un bonbon puis referme la boîte, soulève son lourd tablier et la replace, avec précaution, dans les entrailles de sa robe. Une enveloppe s’échappe alors de son vêtement. Le facteur la lui a remise ce matin ; elle l’avait coincée hâtivement à la ceinture de sa robe, occupée qu’elle était à préparer un remède contre les chrysomèles repérées la veille sur son romarin. Elle la décachette, pose son regard sur les lignes imprimées et peu à peu, son corps se met à tressaillir, malgré la chaleur, se ratatine comme un fruit pourri. Elle lâche la lettre. Son regard s’assombrit. Son visage se ferme, ses mâchoires se crispent. Elle se mord les lèvres violemment, le bonbon lui déchire la gorge. Célestine a du mal à respirer.
Envolés les senteurs et régals bucoliques. Même les rossignols ont cessé de chanter. Le silence écrase Célestine. Ses pensées défilent dans sa tête, confuses. Elle est seule, abattue, figée dans sa détresse. Elle a très froid maintenant. Un sentiment d’anéantissement, de chaos la paralyse. Elle ne peut pourtant pas restée plantée là ! Comme impuissante, elle vacille un instant, se retient péniblement au mur. L’Opinel s’entrechoque alors contre la boîte à bonbons. Machinalement, elle le sort de sa poche puis libère la lame récemment effilée. Il est désormais inutile aux épis de lavande…
Mais pas aux quelques rares Aconits Napel poussées-là par hasard et qu’elle s’était promis de faire disparaître. Elle se baisse, coupe trois tiges jusqu’aux racines et remet le tout au fond de sa poche. Le manche de la bêche semble maintenant plus lourd, la terre plus dure et chaque brèche amorcée dans le sol expulse sa colère et son incompréhension. « Avis d’expropriation administrative pour cause d’utilité publique», s’épuise-t-elle à répéter plusieurs fois, telle une mélopée funèbre.
Eclairée d’une triste lueur crépusculaire, Célestine regagne sa maison, harassée, le dos brisé, le cœur meurtri. Le soleil disparaît derrière les collines découpées. Dans la pénombre maussade, elle essuie sèchement, d’un revers de la main, les larmes qui coulent maintenant sur son visage puis se redresse. Sans compassion, presque en colère. Les fleurs ramassées plus tôt sont sur le bord de l’évier. Flétries, elle les écrase davantage, les mélange ensuite à un peu d’alcool et concocte avec une agitation subitement ravivée un breuvage qu’elle réserve dans une petite fiole.
Le lendemain, elle retourne au jardin et s’échine de toutes ses forces. Les mauvaises herbes ont disparu, la lavande a été redressée par une cordelette et les roses fanées ont été déposées sur le compost. Le jardin est un havre de paix resplendissant, un embaumement, « un vrai lieu d’utilité publique », pourrait-elle adresser, sans rire, au maire. Contemplative et grave, elle s’adosse au pied du mur et respire profondément. Comme un souffle ultime. Un vent léger atténue un peu l’impression de chaleur et les rares mèches grises échappées du fichu caressent ses joues creuses et desséchées. C’est un beau jour pour mourir.
Elle s’éponge le front avec son mouchoir, sort ensuite la petite fiole de sa poche, retire le bouchon mais au moment où ses lèvres s’humectent du breuvage, elle entend nettement des rires d’enfants au-delà du mur. Brusquement, son vieux cœur rabougri se met à battre plus vite ; son corps entier frissonne, traversé par un mouvement violent. Les rires résonnent intimement en elle, libèrent un regain d’énergie trop longtemps étouffé. Vite alors, elle recrache l’âcre mélange, se remet sur pied et remonte vers la porte de son jardin, ôte le fil de fer qui le maintient d’ordinaire bien clos et aperçoit deux jeunes garçons qui s’éloignent. De dos, ils paraissent si beaux, ils lui ressemblent tant ! Ainsi il y a de la vie autour d’elle, tout ne s’est donc pas éteint ce cruel mardi de juillet ?
Ebranlée par cette journée, légèrement commotionnée par ces éclats de rire, elle rentre plus tôt chez elle ce soir-là. Sous une vaste lune bienveillante et dorée, Célestine s’endort, bientôt bercée par des rires facétieux. Le matin qui suit, elle se réveille, toute ébouriffée. Le peigne n’a pas eu raison, cette fois, de l’agitation nocturne. Ses cheveux épars brillent d’un nouvel éclat et son visage plus diaphane, paraît moins usé, plus lisse. Elle ouvre porte et fenêtres. Le soleil pénètre la maison, éclaire le sol en terre battue et réchauffe la pièce, lumineuse désormais.
Quelques pointes, deux morceaux de planches usées mises de côté pour le feu de l’hiver et sa plus belle écriture s’emmêlent et se complètent efficacement. La pancarte est prête. Célestine sourit de contentement. L’après-midi, elle se rend à son jardin. Devant l’entrée, elle la positionne puis enlève le pieu et le fil de fer et maintient cette fois la porte bien ouverte avant de pénétrer à l’intérieur du jardin.
Sur la pancarte, il est écrit : « ouverture du jardin pour cause d’utilité publique. »
Les enfants sont les premiers à venir. Ils sont joyeux, les rires fleurissent et se mélangent aux odeurs. Cette gaieté dépasse vite les murs du jardin. Le facteur, après sa tournée, s’arrête aussi. Célestine lui offre un bouquet pour sa femme. Et, lorsqu’il effectue son demi-tour, pas un seul caillou ne cingle les genoux des visiteurs déjà nombreux et aucune trace de poussière ne les incommode. Même le maire est là, intrigué par l’agitation. Un peu gêné, il accepte les roses que lui tend Célestine, essuie les railleries des habitants à propos de la pancarte mais ne rétorque pas, se tait face au pouvoir des fleurs.
L’animation dans le jardin, bientôt plus vive, presque indomptable, tourne la tête à Célestine. Elle est là, debout, au milieu de la vie, fragile et vacillante. Elle s’enfonce un peu plus loin, à l’écart de l’agitation, s’assied le dos au mur, au pied des lavandes parfumées. Elle ferme les yeux et s’assoupit un instant.
Les rires, plus lointains maintenant, remontent doucement jusqu’à elle. L’un s’entend plus distinctement, semble même l’appeler. Elle sourit, sent qu’il est là, son garçonnet, tout près d’elle. Juste là-haut, mal équilibré sur le mur…
Un papillon virevolte près de Célestine endormie et effleure son visage. Elle sort alors de sa rêverie, se relève plus vigoureuse et se dirige, joyeuse, vers l’effervescence. Elle a semé tant de regrets, arraché de nombreux pleurs, repiqué sa culpabilité, planté toute sa détresse, élagué ses projets puis ratissé tous ses souvenirs, jour après jour sans plainte ni un seul engrais pour amender l’existence et n’a récolté qu’Une Solitude, en abondance. Mais aujourd’hui la cueillette est précieuse, gorgée de sourires. Avant de rentrer chez elle, Célestine offre aussi des bonbons aux enfants. Elle ouvre sa vieille boîte ternie par la rouille, la graisse et la suie. Là, les souvenirs anciens exhalent toute leur saveur et se confondent avec les rires tendres et les regards gourmands. Et ce joyeux méli-mélo, d’un souffle léger, s’élève vers les collines découpées et l’accompagne jusqu’au hameau, désormais ravivé.
Célestine, comme tous les jours, emprunte le chemin poussiéreux pour se rendre à son jardin, situé à l’opposé de la maison. Autour de son bras, un panier d’osier destiné à recueillir les tomates déjà mûres. Agenouillée au pied de la plante, il lui semble entendre, de nouveau, des rires derrière son dos et à mesure qu’elle détache les tomates une à une et relâche doucement la tige, elle se souvient de ce cruel mardi de juillet et du mur où, intrépide comme on l’est à dix ans, son fils était grimpé pour mieux l’apercevoir, occupée qu’elle était à pincer les derniers gourmands tenaces. Il riait de son exploit, s’amusait de sa hardiesse, ne sentit même pas les pierres mal scellées se dérober sous son pied. Au milieu des fleurs, il chuta sans bruit.
Le panier est rempli à présent. Célestine se relève, souriante. Elle dénoue la lanière de son tablier tâché, décousu par endroits, usé par le temps et le dépose sur les tomates justes cueillies. Elle remonte l’allée du jardin jusqu’au portillon puis se retourne. Elle a pris soin de mettre une nouvelle robe. Une robe à fleurs.
Cécile PELLERIN