Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -

Le duelArnaldur Indridason Traducteur : Eric BouryMétailiéISBN :  9782864249450320 pages













Le 10 mars 2014







Arnaldur  Indridason  préserve son héros, s’accorde des pauses avec. Depuis quelques romans maintenant le commissaire Erlendur est absent des enquêtes. Une nouvelle fois, alors que ce roman date de 2011, le commissaire manque à l’appel (et au lecteur). Cette fois-ci, pas de vacances méritées ni d’éloignement nécessaire. Non ! Erlendur existe à peine, simple agent de circulation et n’apparaît qu’à la dernière page du roman. « De taille moyenne, râblé sans être enveloppé, il avait une épaisse tignasse qui tirait sur le roux. Son visage respirait l’intelligence, sa bouche était volontaire, mais ses yeux étaient marqués de profonds cernes qui lui parurent étranges chez un aussi jeune homme. Il semblait engoncé dans son uniforme. » Qui pourrait croire alors que ce jeune homme au visage triste va devenir incontournable au fil de l’œuvre du romancier, entraîner une dépendance  et un vif enthousiasme chez les lecteurs, hors les frontières d’Islande…
Mais lisez plutôt !
L’histoire se passe en 1972. Au sein de la Criminelle du commissariat de Reykjavik officie Marion Briem, futur mentor d’Erlendur. Si Marion n’est pas encore  malade,  quelques détails viennent maintenant confirmer ce que l’on présupposait à la lecture des précédents romans. « Marion fumait énormément et presque toujours dans son bureau où trônait un gros cendrier qui débordait généralement de mégots. »  Son caractère, dont on découvre également a postériori les origines, augure assez bien de la méthode d’investigation reprise plus tard par Erlendur.
Silencieuse, solitaire et assez taciturne, cette femme, dont on semble pouvoir entendre la voix rauque, brisée par l’excès de nicotine, dont on imagine la stature assez masculine,  à la personnalité marquée, débute  l’enquête par le meurtre d’un adolescent dans un cinéma de la ville. Tué sans raisons apparentes ou par des intérêts politiques qui le dépassaient, le jeune homme a été poignardé lors de la séance de « L’homme sauvage ».
Une sombre affaire qui perd vite son statut de fait-divers local dans un pays plutôt tranquille, où l’alcool est encore prohibé et où les séances de cinéma permettent de boire à l’insu des autorités, où l’on ne ferme jamais sa porte, où la délinquance est rare. L’Islande est aussi, à cette époque,  un territoire hautement stratégique notamment  par ses eaux territoriales abondantes en poissons dont il souhaite étendre les limites (créant des dissensions avec les Anglais) et une présence américaine militaire qui l’éloigne des menaces russes. « Les Russes sont nos ennemis dans la guerre froide. Une guerre de la morue se prépare contre les Britanniques. Les Américains devraient nous soutenir. Que se passe-t-il ? »
De plus, Reykjavik accueille cet été là, le championnat du monde d’échecs qui oppose l’Américain Fisher au Russe Spassky.  Plus que l’affrontement de deux joueurs, c’est celui de deux blocs sur un territoire partagé et indécis qui va  bien donner à cette affaire des allures de roman d’espionnage.
Mais le récit va plus loin, s’immisce dans l’histoire intime de Marion, plonge le lecteur avec un intérêt remarquable et intense, dans son enfance si particulière, celle d’une jeune fille issue d’une union adultère (« les gamins d’Olafsvik m’appelaient l’enfant de la bonne et mon père ne veut même pas savoir que j’existe »), atteinte de tuberculose et soignée en sanatorium par des traitements d’un autre temps. « Les médecins et leurs ustensiles scintillants, le thorax ouvert de Katrin et les côtes pleines de sang dans le récipient sur la table d’à côté. » Puis sa rencontre amoureuse avec une femme, sensible et troublante.
La compétition d’échecs n’est qu’un prétexte pour dépeindre non seulement un pays à la position stratégique mais également (et c’est ce côté qui passionne), une société en pleine évolution.
Grâce à une alternance  de chapitres entre enquête policière et retour sur les origines de Marion, le roman adopte un rythme personnel très agréable, assez haletant où finalement l’enfance de l’héroïne captive autant que le meurtre du jeune garçon, offre au personnage principal une consistance passionnante, dépeint avec intérêt une face de l’Islande méconnue, procure au récit une ambiance aux teintes légèrement surannées, empreintes d’émotion.
Ainsi, l’art d’Indridason c’est de pouvoir proposer, au cœur d’une intrigue policière, une peinture sociale détaillée, réaliste, d’ajouter à la lecture, au-delà des rebondissements et du suspense, un intérêt supplémentaire, celui de pouvoir pénétrer en profondeur l’âme des personnages, ressentir leurs doutes et leur fragilité. De leur donner vie, intensément.
Par une écriture presque désenchantée, toujours sobre, parfois rude (phrases plutôt courtes, incisives), mais expressive, Indridason continue d’apporter au lecteur habituel davantage de proximité, semble lui conférer une part d’attention de plus en plus significative.  Ainsi, le voilà presque complice de l’aventure,  comme intégré. Il a trouvé sa place. Même sans Erlendur et sans lassitude.

Cécile PELLERIN