Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -
Ma chère sœur
Comment te dire les choses sans te heurter de nouveau ? Avec le temps qui m’échappe de plus en plus, j’ai eu besoin d’aller chercher ces mots, loin en moi puis de les écrire pour qu’ils demeurent, se fixent et m’extirpent enfin de mon inexistence. Pendant des années, la parole m’a manquée, chaque fois trop sourde pour dépasser la tienne, si charismatique.
Depuis l’enfance, j’ai appris à me fondre dans la fratrie, à devenir presque invisible. Ni aînée ni cadette, juste du milieu, sans repères pour les autres, je me suis enfermée dans cette « non apparence », n’ai jamais manifesté, revendiqué en dehors des convenances, ne me suis jamais mise en opposition comme tu l’as fait durant toute ton adolescence. J’étais la fille docile et convenable quand toi tu prenais le premier rôle de lumineuse rebelle, exaltée, si magnifique.
Mes propos peuvent te surprendre, te mettre à mal mais sois convaincue, ils réparent, réajustent seulement l’équilibre chancelant du passé. A cette époque, à défaut de me construire, je me suis peu à peu déshumanisée pour approcher le rien, le commun, suis devenue celle que l’on ne remarque pas, qui indiffère. Revêtir une identité contraire à la tienne me semblait la seule voie praticable, encore à ma portée. Aussi, pouvoir aujourd’hui éclaircir ce néant par des mots minutieusement choisis, lui offrir de l’importance par l’écriture, une légitimité presque, me libère, me donne à goûter autre chose que le vide existentiel qui m’accompagne depuis si longtemps. Les mots, CES mots sont là comme une offre de renaissance.
Même si mes reproches sont élimés, ils ONT ETE et aujourd’hui, à un moment où le mot « vieillir » commence à marquer mon corps et ma conscience, j’ai besoin d’exprimer comment ta vie, ta soif de liberté, ta jouissance, tes excès m’ont finalement déterminée dans mon devenir de femme fade et hésitante dans mon sexe. Quand toi tu devenais fatale et épanouie, je devenais disgracieuse et triste, garçon manqué. Souviens-toi comment jeune femme, tu exposais sans retenue ta féminité, valorisée par le maquillage, tes cheveux longs, les robes légères et courtes, comment tu te plaisais et plaisais, attirais tous les regards et la foudre et le désespoir de nos parents, incapables de gérer ta maturité précoce et tes premiers émois amoureux. Aussi, attristée par le chagrin quotidien de notre mère, toute ennuyée de ne pouvoir t’éduquer selon la décence morale de réserve et de discrétion, d’humilité prônées par sa religion, je me nourrissais de sa souffrance et j’avais alors en horreur ton teint brillant et hâlé, tes ongles vernis et tes cheveux teints, tous les tubes de crème sur l’étagère de la salle de bain. J’abhorrais cette féminité que j’ai si souvent reniée depuis lors. Par ce contre-pied, j’espérais secrètement attirer le regard de notre mère dont je me sentais tellement détournée depuis la naissance de notre frère. M’opposer à toi pour obtenir l’attention de nos parents, leur reconnaissance fortifiait davantage encore mon attitude de contraste envers toi. J’avais les cheveux courts, ne toucherait jamais un produit de maquillage, porterait toujours des pantalons. J’allais devenir le contraire de ce que tu revendiquais pour conquérir notre mère, sentir son affection, sa douceur si cruellement absente. Jusqu’à ne plus m’aimer moi-même. Et souffrir éperdument…
C’est de cette souffrance dont je me libère à présent en noircissant la page. Cet acte me permet enfin de me regarder dans une glace sans baisser les yeux, ni sentir la disgrâce. Je commence à me trouver belle alors que je me suis longtemps détestée auprès de toi. Pour ne pas te ressembler et satisfaire nos parents, je me suis, de fait, annihilée. J’ai enfermé tous mes désirs, me suis même compromise dans des actes de trahison qui m’attirèrent le mépris de tes amis. Je te dénonçais « par jalousie », disais-tu (quand tu séchais les cours, par exemple). Je te dénonçais par désarroi, préciserais-je maintenant. Juste pour servir nos parents, prouver mon existence. Je n’existais pas sans toi. Seule, je n’étais rien aux yeux de tous, même de mes amies qui voyaient en toi, dans la cour du collège, une simple « allumeuse », une fille d’un mauvais genre, infréquentable. Tu jetais le discrédit sur moi mais cela ne te souciait pas. Tu étais libre ; le regard des autres t’importait peu. Tu les subjuguais d’ailleurs.
J’ai souffert de ce vide autour de moi et je le comble aujourd’hui à travers ces mots. Je réduits à présent la distance qui nous a séparées si longtemps. Il me fallait l’écrire, la définir au plus juste pour t’approcher sans crainte, commencer à t’aimer sans m’avilir.
Pendant toute cette période où j’ai partagé ton adolescence, je me suis condamnée à me tourmenter, comme recroquevillée sur un destin que tu m’obligeais à choisir. Tu m’as écrasée au moment où j’aurais du devenir femme. Je t’ai détestée. Je suis restée derrière toi telle une petite sœur et encore aujourd’hui je suis parfois mal à l’aise à tes côtés, me place facilement en retrait. Même si ton attachement semble sincère, j’y sens encore parfois la tyrannie de l’aînée et j’ai peur. Nos relations restent superficielles, je ne peux t’approcher sans craindre encore de me renier.
J’ai commencé à exister lorsque tu es partie, mais sans assurance, ni véritable estime de moi. Ta personnalité avait dessiné la mienne, telle une esquisse presque effacée. Je n’avais pas d’existence sans toi ou si peu. Je me sentais condamnée, sacrifiée même à n’être rien. Si peu aimée. Nos parents ont continué comme avant. Je suis restée celle du milieu, née après deux sœurs et surtout née trop peu de temps avant un frère, le seul et l’unique puis une autre sœur, plus tardivement. Je suis restée celle qu’on n’entend peu, résignée et docile, en harmonie totale avec le désir de nos parents sans que cela ne suscite pour autant une préférence de leur part. Un être lisse, transparent. De consensus.
Bien sûr, tu le sais, il a fallu plusieurs dépressions pour vous alerter, vous crier que j’étais là et avais besoin d’être aimée, reconnue. Vous êtes venus calmer ma peine sans entendre vraiment ma douleur et à présent, à mesure que l’écriture s’est imposée à moi comme une alliée, j’ai trouvé la force de m’approcher et m’accepter au mieux, sans mensonge ni fracas, avec un peu d’estime même. Si cela t’indispose et blesse ton âme, je peux le comprendre mais alors, reçois ces mots comme un mal nécessaire. Je prends ma revanche sur l’existence, je m’émancipe et existe, revendique une identité. Je me plais à être. Avant qu’il ne soit trop tard…
Cécile PELLERIN
Janvier 2013