Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -

Seule

Vous n’avez même pas à éteindre le réveil. En général, vous guettez sa mise en marche, éveillée depuis pas mal de temps déjà. Vous vous dites que décidemment ce réveil ne sert à rien, juste peut être à entendre les nouvelles du matin et la météo qu’il fera, à influencer votre humeur aussi, parfois, à vous rappeler que le temps passe, malgré tout,  avec vous mais sans lui. Là, ce matin, vous peinez à vous lever, épuisée par la nuit blanche que vous avez rebaptisée nuit noire, nuit horrible quelques heures plus tôt. Vos gestes sont lourds, presque douloureux mais dormir davantage est inutile, vous le savez, vous n’y parviendrez pas. Réglée comme une horloge, vous vous redressez donc, posez les pieds par terre et pénétrez dans la salle de bain. Les yeux encore fermés pour ne pas subir trop violemment l’éclairage de la pièce, comme un automate, vous ouvrez  la porte de la douche, tournez le robinet et patientez jusqu’à ce que l’eau chaude monte dans les tuyaux. Les yeux  maintenant ouverts,  vous glissez un regard furtif vers le miroir. Vous vous sentez laide aujourd’hui, presque triste. Vieille aussi.
L’eau brûlante sur votre corps vous sort de votre torpeur, vous nettoie de la fatigue et vous redonne quelque entrain. Vous êtes seule debout dans le silence du matin. Machinalement, toujours dans le même ordre, vous vous préparez. Une crème bio sur le visage, pas de maquillage, pas de coiffage. Au naturel, depuis toujours. Vous n’aimez pas les artifices, vous ne voulez tromper personne, surtout pas vous-même. Vous remettez les vêtements de la veille, une paire de jeans et un pull léger. Aujourd’hui il pleut. De toute façon, vous ne portez jamais de robe, sauf en vacances et encore... On est  en novembre. Habillée, vous retournez dans la chambre, ouvrez la fenêtre, secouez la couette. Le jour se lève. Quelques fines particules de poussière vous piquent la gorge et vous vous demandez depuis combien de temps vous n’avez pas passé l’aspirateur, nettoyé la pièce. Vous vous passez la main sur le visage, contrariée. Vous êtes inexcusable.  Vous sentez encore son odeur et vous tremblez. Vous fermez la porte avant que le chagrin ne vous submerge, descendez les escaliers sans tenir la rampe et allumez dans la cuisine. Un grand verre d’eau d’abord,  que vous buvez en observant la pluie cingler les carreaux. Il y a du vent. Rien n’est beau. Vous déposez la bouilloire sur le gaz, relâchez le bouton  dès l’apparition de la flamme. Le chat frôle vos jambes et miaule doucement. Sa gamelle est vide. Nonchalamment, d’un geste familier, vous versez la dose de croquettes. L’odeur vous donne la nausée. La bouilloire siffle, elle vous agresse. Vite vous la faites taire. Thé noir au ginseng pour affronter la journée qu’il vous tarde déjà d’achever. L’eau brûle votre gorge mais réchauffe votre corps. Maintenant, vous pouvez vous asseoir et manger une tartine que vous avez au préalable déposée dans le grille pain. Le craquement du pain résonne dans le silence. Presque assourdissant. Vous mangez lentement. Votre petit déjeuner n’a aucune saveur. Trois larmes coulent dans votre thé. Vous essuyez vos yeux d’un revers de la main ; il  ne manquerait plus que votre tasse ne déborde maintenant, juste par excès de sensiblerie.  Vous vous ressaisissez, redressez la tête. Vous reniflez discrètement. Le chat vous regarde, attendri.
La table est débarrassée, vous y passez un rapide coup d’éponge. Il reste des miettes sur le bord. Vous les voyez, vous les laissez. Le jour s’est levé mais vous maintenez l’éclairage de la lampe. Comme pour affaiblir vos idées sombres. Vous effectuez un brossage minutieux de vos dents ; vous comptez même dans votre tête jusqu’à 180.  C’est apaisant. Là, vous vous forcez à sourire face au miroir. Vous vous y reprenez à plusieurs fois. C’est presque douloureux mais vous maintenez l’effort.  A présent, vous vous sentez un peu moins triste, un peu moins vieille, un peu moins laide. Ce n’est pas rien. 
Vous prenez votre sac. Les clés sont sur la porte. Vous laissez sortir le chat. La forte humidité le contraint à s’abriter aussitôt sous la table du salon de jardin. Vous ne l’avez pas ramassée, elle pourrit lentement d’ailleurs. Vous fermez derrière vous.
Une fois installée dans la voiture, sans y penser, par réflexe, vous attachez votre ceinture et  vous apprêtez à régler votre rétroviseur intérieur. C’est bête, vous êtes seule à conduire maintenant. Ce réglage est inutile. Mais il vous rappelle sa présence. Un petit geste complice qui vous rassurait. Vous le faites donc bouger par habitude. A ce moment, il vous semble distinguer quelqu’un au loin. Une silhouette un peu courbée, vêtue d’un imperméable sombre. Le vent l’oblige à baisser la tête, les mains serrées autour du col de son vêtement, remonté au plus haut. C’est un homme, plutôt grand. Alors vous étouffez un sanglot ; la crème sur votre visage pourrait suinter, les larmes rougir votre visage, cerner vos yeux. Rapidement, vous déplacez votre regard sur le volant. La clé est déjà insérée. Vous pouvez démarrer, enclencher la première et avancer, franchir une nouvelle étape.
A travers le rétroviseur extérieur qui va vous autoriser  ou non ce départ, l’homme marche toujours. C’est plus fort que vous, vous le regardez une nouvelle fois. Sa silhouette se précise, vous éprouve douloureusement.  Comme si vous LE cherchiez encore… Mais il ne LUI ressemble pas et  pourtant vos jambes tremblent. Vous calez comme une débutante. Là, vous êtes en colère contre vous-même, blâmez votre sensibilité exagérée.
L’homme passe devant votre véhicule à présent et vous aperçoit. Vous baissez la tête, vous n’êtes pas prête, vous ne vous sentez pas assez belle, encore si triste par moments. Vous aimeriez disparaître de sa vue.  Mais il frappe à la vitre légèrement. Vous relevez la tête, tournez votre regard timidement vers ce côté et appuyez avec crainte sur le bouton d’ouverture automatique de la vitre. Vous l’écoutez sans le regarder, presque gênée. Vous êtes ailleurs et vous êtes ici, vous êtes un peu perdue, concluez-vous. Un matin pluvieux de novembre.
Gentiment, la voix vous précise que votre pneu arrière gauche est à plat. Vous remerciez brièvement. L’homme poursuit son chemin. La pluie pénètre maintenant dans l’habitacle, mouille le siège mais cela ne  vous dérange pas immédiatement. Votre regard semble vide. Vous n’attendiez rien et vous attendiez tout.  Vous vous sentez démunie, ce pneu vous décourage, vous êtes nulle en mécanique. Jusqu’à présent ce n’était pas votre affaire.
Vous remontez votre vitre puis vous sortez de votre véhicule, vous n’avez pas de capuche à votre veste. Aussi vous courez jusqu’à l’arrêt de bus  tout proche.  Vous ne pouvez pas être encore en retard à votre travail. Le chauffeur, sur le départ, rouvre la porte et vous sourit, vos cheveux dégoulinent. « Ca devrait s’arranger, ils ont annoncé de timides éclaircies en fin de matinée » vous adresse-t-il. « Ca devrait s’arranger », vous répétez-vous plusieurs fois  comme pour y croire. Il reste une place assise. L’homme du rétroviseur lève la tête de son journal.

Cécile PELLERIN







03 novembre 2012