Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -


*Le spectacle Les rumeurs de Babel a été joué sur la scène du théâtre Chateaubriand à Saint-Malo lors du dernier festival Etonnants Voyageurs et le sera de nouveau à Mordelles, (près de Rennes), le vendredi 30 septembre à 20h30 en partenariat avec l'association Amocas.
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Quelques publications
En fin de droits (2014) Editions Bruno DouceyIl fait un temps de poème (2013) FiligranesSous le plafond des phrases (2013) Editions Bruno DouceyExistence marginale mais ne trouble pas l'ordre public (2012) Flammarion)A louer chambre vide pour personne seule (2011) RougerieLe tour du monde en 80 poèmes (2010) FlammarionVingt ans (2009) La passe du ventChambre d'écho (2008) RougerieBesoin de poème (2006) SeuilUn carré d'aube (2004) Rougerie

CP. Comment est née la rencontre avec le dessinateur Emmanuel Lepage ? De quelle manière avez-vous travaillé ensemble ?YLM. Je connais Emmanuel depuis qu'il a 7-8 ans. J'avais envie de travailler avec lui depuis longtemps déjà. Mais il y a une troisième personne qui est importante dans la création de ce livre, c'est l'éditeur, Charles Kermarec.
Dialogues possède une collection "La petite carrée", une collection illustrée. Je pensais qu'il était important d'accompagner le poème par des illustrations car cela donne au livre une respiration. Je souhaitais que les gens qui habitent Maurepas  et qui liraient le livre ne soient pas effrayés par un long poème de 200 pages sans point ni virgule. J'avais peur que cela soit trop aride.
Emmanuel a enluminé le livre en quelque sorte, par ses couleurs. Les illustrations permettent au lecteur de faire une halte, de temps en temps,  dans le livre.


CP. Quel a été le retour des habitants du quartier ?YLM. Enorme. Je pourrais demander l'asile politique à Maurepas. La rencontre avec les habitants fut réelle et profonde. J'étais parmi eux. Face à eux.On a offert le livre à tous les gens qui y figurent. Pour clore la résidence, j'ai fait un spectacle. 250 personnes sont venues dont les enfants des écoles du quartier avec leur famille. 150 personnes sont venues au spectacle organisé par L'association Rue des livres. Plus de 230 personnes à la bibliothèque centrale. Les gens se sont passé le mot. Ils ont "leur" poème. Plus concrètement aussi, le "dossier bruit"  à l’office public de l’habitat est passé au 1er niveau des revendications.

CP. Quelle suite allez-vous donner à tout cela ? YLM. L’idée était de ne pas rester juste 3-4 mois, compte-tenu des liens qui s’étaient créés avec les habitants. D’où le spectacle*. J’ai travaillé avec un musicien du conservatoire, Jean-Luc Tamby professeur d’improvisation d’origine Tamoul. J’ai connu Jean-Luc grâce à un compositeur de Rennes qui s’appelle Patrick Otto. Il enseigne la musique à la fac et  j’avais déjà travaillé avec lui plusieurs fois. Et tout s’était  très bien passé.  Sur un de mes textes, “Le loup et la lune”, Patrick a créé des musiques et celui qui les interprétait, entre autres, c’était Jean-Luc Tamby au théorbe. On a sympathisé et je lui ai demandé de m’accompagner sur Maurepas. Jean-Luc m’a proposé des musiques du monde redonnées de façon plus contemporaine avec un instrument très ancien. Ainsi que Bach.Parallèlement, il y a aussi l’écrivain et biographe Thérèse Bardaine . Elle a déjà écrit un livre, “Marin” (Terre de Brume) sur le monde de la pêche en Bretagne. Je me suis dit qu’elle pourrait, si elle était là, s’immerger dans ce quartier et offrir un roman à ces gens. Ensuite, viendra une autre personne, un chanteur, Elie Guillou, jeune créateur du Lavomatic Tour et qui composera des chansons sur et avec les habitants.Mon poème, ce roman, ces chansons, tout cela sera rassemblé en 2017-2018 pour une création en collaboration avec des étudiants du Conservatoire de Rennes qui aboutira à un spectacle à Maurepas et ailleurs sans doute.

CP. Avez-vous redouté à certains moments, d’avoir trop de recul ou trop de distance ou d’être voyeur et indiscret, illégitime ?YLM. Absolument pas. Un être humain n’est jamais illégitime à côté d’un autre être humain. Sinon, je n’irais pas en Haïti ou en Israël, à Sarajevo ou à Beyrouth. Il n’y a pas de lieu non poétique sur la terre, de non-droit de la poésie, je ne vois pas pourquoi je pourrais être illégitime à Maurepas. Je n’avais aucun préjugé.Ma seule exigence était de pouvoir bénéficier d’un endroit silencieux. Tout le monde s’est marré à ce moment et si j’avais deviné le bruit qui m’entourerait, peut-être, en effet,  aurais-je dit non. Ils ont bien fait de ne pas me dire la vérité. Ainsi, j’avais une voisine au-dessus, mère de nombreux enfants et lorsqu’elle marchait sur son plancher et sur mon plafond, donc,  en leur criant de se taire, j’avais l’impression qu’elle me marchait sur les oreilles avec ses talons. C’était épouvantable. C’était une grande femme noire. Un jour je la vois porter ses deux poubelles noires, avec sa robe noire, ses talons noirs,  dans la grande poubelle noire à l’extérieur. J’avais les yeux noirs à la regarder. Elle marchait/ à pas lents /sur sa peine, comme je l’ai écrit dans mon poème, dans “son” poème, pourrais-je dire. En trouvant ces vers qui  correspondaient à ce que je ressentais en la voyant ainsi courbée sur ses poubelles, je l’ai sauvée de ma colère. Ca n’a pas empêché le bruit. Il ne faut pas exagérer, ce n’est pas magique à ce point-là mais avec ces mots mis en musique, je l’ai mise à distance pour qu’elle passe du statut d’ “oppresseur” à une femme qui vivait là, tout simplement.

CP. Quel est le rôle du poète selon vous ?YLM. Il veille au grain d’être des mots. Il veille à sa propre langue. La langue est en danger de mort, j’en suis convaincu. Par la politique d’abord, qui souvent ment, ne croit plus à ce qu’elle dit et le dit quand même ; par la communication ensuite qui transforme la langue en produit utilitaire. Notre travail d’écrivain c’est de faire attention à respecter la langue par une parole tenue – qui se tient -  devant la parole de la personne qui nous fait face.CP. Peut-on dire que vous êtes un écrivain engagé ?YLM. Oui, mais en relativisant et en pensant aussi aux mots de Pierre Desproges qui dit être  un artiste dégagé !!! Je ne suis pas allé à Maurepas en mission. J’avais envie d’y aller parce que Chantal m’en parlait si souvent, avec amour. Si on veut comprendre le monde du futur, il faut aller dans les cités. 54 nationalités ensemble, c’est le monde de demain. L’Arche de Noé, la Tour de Babel. A Maurepas, j’ai dressé mes antennes dans le futur. Qu’on le veuille ou non, ce quartier représente le mouvement du monde. .
Cécile Pellerin

CP. Comment est née l’idée de ce projet ?YLM. Le projet est né d'une rencontre avec une femme, Chantal, qui travaille à Maurepas depuis près de quarante ans et qui est toujours passionnée par ce quartier, cet endroit où elle travaille (elle n'y vit pas). Sa passion m'interrogeait. Comment peut-on être encore aussi passionnée sur un territoire aussi petit et par le même métier si longtemps ? Surtout qu'il y a de quoi être désespéré parfois de ce travail.Aussi lui ai-je parlé de l'idée de monter une résidence (il n'y en a jamais eu ici), de m'y installer parmi les gens et d'y vivre un certain temps. Essayer de comprendre ce qui s'y passe car je considère que Maurepas, c'est l'avenir des villes, l'avenir du monde. Cinquante-quatre nationalités qui vivent ensemble ont beaucoup de choses à nous apprendre !

CP. A-t-il été facile à mettre en place ?YLM. Relativement facile mais grâce à Chantal. Elle a su convaincre les gens de la Culture de l'intérêt du projet et plusieurs aides sont également venues de la ville de Rennes, de la Région Bretagne et de l'OPH Archipel Habitat (office public de l'habitat) qui a mis à ma disposition un appartement pendant trois mois.
CP. Pouvez-vous préciser vos conditions d’existence pendant ces trois mois ?YLM. En fait, j'ai vécu là-bas deux mois, nuit et jour sauf le week-end. Hormis celui où avait lieu la braderie de quartier, une animation très populaire où les gens ne vendent presque rien à tout le monde. J'y suis resté entre février et avril.  Mais en mars c'était le Printemps des Poètes, donc j'étais souvent en tournée. En mai, il y a eu la création du spectacle à la salle Ropartz [située dans le quartier]. On peut quand même dire trois mois, de fait.C'était un petit appartement propre et équipé à neuf. Je bénéficiais de 2000 euros pour le meubler. L'appartement, plutôt agréable, disposait d'un balcon qui donnait sur une pelouse, quelques arbres et quelques fleurs.  Mais, ce que j'ai découvert, dès le premier soir de mon aménagement, c'est le bruit. Un appartement dont les yeux donnaient sur de l'herbe et les oreilles sur du bruit.

CP. Comment les habitants vous ont-ils accueilli ?YLM. Bien. Au départ, je n'ai pas dit que j'étais écrivain. J'ai dit que je cherchais du travail.

CP. Et ils y ont cru ?YLM. "A votre âge ? Avec les relations que vous avez ?" Car effectivement un jour,  l'ancien maire de Rennes, et la sénatrice d’île et Vilaine  sont venus  boire un verre chez moi.Je n'ai pas voulu dire que j'étais écrivain parce que j'avais peur que cela puisse me séparer des gens. En arrivant, je n'avais pas de point de vue, pas déjà l'idée d'écrire sur telle ou telle chose. Je venais regarder, écouter. Beaucoup. Tendre mes oreilles et voir si l'on pouvait m'adopter, comme un chien perdu.

CP. Quand écriviez-vous ? Où ?YLM. J'avais une chambre mais pas de bureau dans la chambre, ni dans la cuisine, trop petite et bruyante puisqu'elle donnait sur la station de métro en construction. Donc, je me suis installé dans le salon, d'abord près de la fenêtre, puis un peu en retrait. J'ai commencé à écrire dès le lendemain. J'avais rencontré une dame dans le quartier qui s'était mise à me parler spontanément. Elle m'a raconté sa vie en vingt minutes. Avec un rythme. Et j'ai voulu intégrer ce rythme dans mon récit. Aussi ai-je commencé par elle.J'écrivais tout le temps simplement parce qu'il y avait beaucoup de bruit, je ne dormais pas bien. Je parvenais à dormir entre deux heures et six heures, lorsque les bruits cessaient. J'avais le poème en continu dans la tête, comme un morceau de musique.

CP. Avez-vous traversé des moments difficiles ? Lesquels ?YLM. Non. J'en ai traversé ici, dans ma maison très belle, beaucoup plus. Pas à ce moment-là en tout cas. J'étais pourtant en procès avec Pôle Emploi (Fin de droit) je me sentais agressé par ces gens-là et en même temps attentif à tous ceux qui se sentent eux-mêmes agressés ou pas entendus ou pas respectés. Bizarrement, j'avais l'impression de bien capter les choses. Ce que j'ai donné aux habitants, ils me l'ont largement donné auparavant.Il y a eu ce problème de sommeil. Je dormais vraiment très mal mais au lieu que cela me tue, j'ai travaillé. Et en créant, le poème a pris la place du bruit. C'est très drôle d'ailleurs car un poème, pour moi, c'est aussi de la musique. Ce n'est pas seulement une histoire qui se raconte. Il y a un rythme dans mon livre,  des rimes qui se tricotent et avancent, comme si chaque vers m’éloignait  du bruit d'une certaine manière.
CP. Vos plus beaux moments.YLM. Ils sont nombreux. Sans doute à chaque fois que j'écrivais. Je me disais, je ne suis pas là pour rien. Lors d'une résidence, 30% du temps est dévolu à la communauté, aux écoles, à la bibliothèque, à la maison de retraite, etc. Le temps qu'il reste est pour moi. J'aurais pu écrire un tout autre livre. J'ai écrit un poème de 200 pages en deux mois. J'étais dans une joie de création permanente.Les plus beaux moments restent ceux où la rencontre s'inscrit dans le temps et donne une histoire. Quand les gens deviennent des poèmes.

CP. Pourriez-vous vivre ici ? YLM. Non. A cause du bruit. Uniquement à cause du bruit.
CP. Avez-vous un message à transmettre aux pouvoirs publics ?YLM. Qu'ils viennent dormir de temps en temps à Maurepas !


Rencontre avec Yvon Le Men
Lannion, le 3 juillet 2016

Poète et écrivain français, Yvon Le Men est l'auteur d'un long poème "Les rumeurs de Babel", né lors d'une résidence de plusieurs mois au cœur d'un quartier populaire de Rennes, le quartier Maurepas.
Texte poétique, reportage, récit réaliste, témoignage intime, le livre est multiple, intense et musical, métissé et animé, vif et résistant, entêtant et pénétrant. Si proche. Si juste. Comme la rencontre avec l'auteur, chez lui, à Lannion, un dimanche de juillet.