Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -

La cuisine en formica

J’aperçois, d’où je suis, la table en formica gris, identique aux meubles de la cuisine. Deux rallonges à chaque extrémité, jamais rabattues. Le couvert est disposé. Dans chaque assiette blanche Arcopal aux fleurs pâlies par les lavages quotidiens, une serviette de coton tachée, selon sa place, de graisse, de sirop ou de nouilles à la sauce tomate de la veille. Deux verres oblongs face à face, à proximité de quatre verres Duralex, plus arrondis bientôt retournés par d’agiles mains curieuses de connaître leur âge aujourd’hui. Ambiance paisible et encore silencieuse ; l’exigüité du lieu m’est si chaleureuse, le rituel de la table ainsi disposée si sécurisant, qu’une douce léthargie m’enveloppe.
Une carafe d’eau Tupperware et un litre de Valstar rouge, fermé par un bouchon métallique doré attendent sur la table. Du pain dans la corbeille ; des miettes se sont glissées dans les rainures de la rallonge, inatteignables ensuite par l’éponge, il faudra plus tard le raclement d’un couteau pour ôter cet amalgame noirci, épais et écœurant. Je ravale ma salive, la bouche légèrement entrouverte, redresse mon dos enfoncé dans le canapé trop mou.
Autour de la table, deux chaises et quatre tabourets aux embouts noirs en caoutchouc, attendent leurs hôtes. Il n’est pas encore midi. Peu de bruit. Je perçois seulement la viande mijoter, le réfrigérateur, sur le lequel est écrit « Frigidaire » en lettres cursives, ronronner par intermittence et sur la fenêtre orientée au nord, sans rideau car sans vis-à-vis, le tourniquet qui sert de ventilation, tourner à plein régime. Parfois les gouttes de pluie perlent le long de la vitre, parfois le vent siffle aussi et rompt le silence. Un lieu hypnotique dont j’identifie chaque sonorité familière.
Au dessus de l’évier en faïence blanche, un chauffe-eau ; la petite flamme bleue à l’allumage garantit une odeur de gaz douce, assez sournoise et emplit la pièce de chaleur.  Les murs sont tapissés de gris et le calendrier de la poste, fixé par une petite pointe est le seul objet de décoration. Ma vue se brouille un instant.
Depuis le salon, je rêve, affalée dans le canapé, bercée par l’agréable chaleur du radiateur en fonte. Mon regard, jusqu’ici contemplatif, est alors attiré par les mouvements vifs d’un corps en activité et se fixe dans la réalité.  Je la vois distinctement. De dos, debout. Tout au fond de la pièce et face à la gazinière, ma mère, un tablier noué autour de la taille, mélange énergiquement les morceaux de viande au fond de la cocotte rouge et veille aussi sur l’eau des pâtes, prête à bouillir. Une jupe de tergal bleu, des bas de couleur marron et un pull gris ajouré qu’elle a tricoté l’hiver dernier, au point de jersey. Des cheveux courts, sombres. Ses mules abîmées en velours bordeaux, laissent leur marque sur le linoléum gris-bleuté usé et terni. J’ignore si elle sourit mais sa présence, son attitude si familière, la régularité de ses gestes, le doux balancement de ses hanches, suffisent à me contenter. L’habituel me sécurise. Au plafond, une ampoule sans abat-jour, jette une lumière blanchâtre dans la pièce sans soleil. Ses cheveux brillent sous le halo artificiel. Elle est, à ce moment précis, mon apanage.
Maintenant il est midi. A tour de rôle, mes deux sœurs et mon frère utilisent le gros savon blanc sans parfum, déposé sur une coupelle au bord de l’évier. Le torchon est accroché à la porte du four.  Je les rejoins. Nous ne sommes plus seules désormais. Chacun regagne sa place, toujours la même. Mon frère et moi, les deux gauchers, côte à côte, coincés entre le mur du fond et la table. Ma mère, près des fourneaux, si peu assise, toujours active. Mon père lui fait face. Elle lui verse un verre de bière. Mes sœurs aînées discutent entre elles, mon frère, trop jeune pour retenir leur attention, est mis à l’écart. Le crissement de sa fourchette sur l’assiette vide irrite mon humeur. Je n’ai pas envie de lui parler non plus. Juste la regarder et souhaiter qu’elle me remarque. Enfant sage. Mon père n’est pas très loquace, semble absent. Il soulève son verre, boit une gorgée, essuie la mousse à la commissure de ses lèvres et repose la serviette à demi-pliée sur ses genoux. L’espace est si réduit, qu’une fois installée, personne ne peut vraiment se lever pour se déplacer. Je savoure cette proximité avec elle, frôle parfois ses mains au dessus de la table, attrape son regard rarement disponible, si insaisissable.
Nouveau passage vers l’évier. Un seul d’entre nous restera pour débarrasser la table. A tour de rôle. Je reste. Me voici seule avec elle, privilégiée, une à deux fois la semaine. Ma mère n’aime pas le désordre ; les casseroles lavées sont aussitôt essuyées puis rangées avec fracas dans le placard ; vite, pour lui plaire j’emporte le sachet de la poubelle lié vers le vide-ordures situé au bout du couloir, à gauche de l’entrée, dans un petit cagibi qui sent le cirage et le papier journal, en guettant bien qu’aucun liquide ne s’en échappe. Je donne un rapide coup de balai mécanique d’avant en arrière puis elle, de serpillère, et la cuisine retrouve son aspect du matin, excepté les odeurs qui résistent.  Cette fois, un mélange de thym et d’oignons confits, de coton souillé et froissé, humecté de jus de viande ; d’effluves de bière éventée et de complicité furtive qui disparaîtront bientôt avec la bougie au santal prévue à cet effet. Place nette.
C’est une cuisine conçue pour six. Bientôt nous serons sept et devrons alors quitter l’appartement exigu, les quatre étages sans ascenseur, la cuisine en formica gris et sa chaleur confinée pour une vaste salle à manger où la grande table rectangulaire m’éloignera définitivement de ma mère. Plus de frôlements inattendus ni de regards usurpés ou de proximité inévitable. Je ne suis plus une enfant et la maison est si grande.




Cécile PELLERIN







Mars 2013